Voici un texte un peu plus ancien.
« Le médecin nous avait dit,
le jour de sa naissance qu’il avait une malformation de la mâchoire.
« Rien de bien grave… En tout cas rien d’irréversible. Nous pourrions
l’opérer dès aujourd’hui pour lui retirer ces canines proéminentes mais je
propose plutôt que nous attendions que les autres dents poussent et qu’il perde
ses dents de lait. Ce handicap sera bien moins gênant durant sa petite enfance
qu’à l’adolescence. Toutefois, il vous est fortement déconseillé de lui donner
le sein… »
Mon mari et moi acquiesçâmes,
persuadés qu’il était préférable de patienter plutôt que de lui faire subir
d’inutiles souffrances. Une semaine plus tard, nous rentrions chez nous …
Nous avions complètement oublié
d’acheter du lait et, à ses cris, je décidai tout de même de l’allaiter. Mais
je dus arrêter aussitôt à la vue des gouttes de sang qui perlaient le long de
ma poitrine… je sens encore parfois une intense brûlure me déchirer le flanc.
Quelques mois plus tard, sa
mâchoire déformée vit naître ses premières dents. Mon mari crut, le premier
soir, entendre un loup dans la chambre de notre fils. Ce n’était que d’atroces
cris de souffrance. La « normalité » tentait de reprendre le dessus,
peu consciente des conséquences. Nous découvrîmes au même moment son incroyable
intelligence et son ouïe hors du commun ; il se taisait dès que, pour nous
tirer hors du lit, nous posions un pied sur le parquet qui recouvrait le sol de
notre chambre. C’était comme si le bois l’implorait de ne pas nous déranger.
Après quelques jours et quelques
draps maculés de sang, il disposait d’une dentition normale… Ou presque. Les
deux canines proéminentes n’avaient pas bougé et restaient bien ancrées dans
ses gencives. Elles se dressaient tels des monolithes d’une blancheur et d’une
pureté intense.
Puis vint le jour de son premier
mot : « M……..AN….GER ». Je lui apportai alors un steak cru. Il a
toujours dédaigné tout autre type de nourriture. Notre médecin de famille nous
avait conseillé un peu plus tôt de lui administrer un complément alimentaire à l’aide
de perfusions. Personne n’a jamais réussi à lui enfoncer une aiguille dans la
peau… C’est à partir de cet évènement que mon mari et moi commençâmes à nous
demander si nous n’avions pas engendré un « monstre ».
Il perdit toutes ses dents en
quelques mois seulement… Dents de lait et canines comprises. Il se retrouva
sans dents pendant une ou deux semaines. Il n’avait alors que trois ans… Puis,
par une lourde nuit d’été, en plein cœur d’un orage, un cri un cri perçant me
tira d’un profond sommeil. Je courus alors dans la chambre de mon fils sans me
chausser, sans même allumer la lumière. C’est alors que je sentis, sous mon
pied nu, un liquide visqueux, collant et chaud. Je vis, en allumant la lampe de
chevet de notre enfant, que c’était en fait un mélange de sang et da salive qui
s’écoulait de sa bouche. En quelques secondes nous étions tous les trois dans
la voiture, le moteur gueulait sous les coups de pédales paniqués de mon mari.
Je tentai désespérément d’appeler l’hôpital mais me doigts ne me répondaient
plus et les larmes me brouillaient la vue. Les minutes nous séparant de la
clinique la plus proche nous firent l’effet d’interminables heures. Notre
enfant continuait à baver son sang mais était incroyablement calme, les yeux
vides et tournés vers le ciel. Il était toujours vivant… Son torse s’agitait
sous les mouvements de ses poumons et de sa cage thoracique. Son souffle était
froid. Son cœur battait encore… doucement. Mais il battait.
L’hôpital endormi s’éveilla d’un
coup çà notre arrivée. Tous les médecins accoururent voir le
« phénomène » et il nous fut interdit de voir notre fils pendant
soixante-douze longues heures. Nous apprîmes plus tard qu’il avait été isolé,
pour des raisons de sécurité, après avoir mordu deux médecins.
« Vous pouvez le ramener
chez vous » nous dit un médecin. « Toutefois, nous aimerions le
revoir de temps en temps pour de examens approfondis… Il et plutôt rare de se
retrouver confronter à ce genre de cas… Il n’a que trois ans et dispose déjà de
trente-quatre dents dont deux canines de quatre centimètres de longueur. »
Cette année-là, notre fils entra
à l’école. Tout se passait bien malgré les remarques de ses instituteurs quant
à son régime alimentaire. Ses années de maternelle furent paisibles. Ce sont
d’ailleurs les seules années de calme que nous ayons connues. Mais il apprenait
vite… Trop vite. Et dut sauter une classe.
Vint alors la primaire et les
premières moqueries. Les enfants sont méchants, c’est bien connu. Certains
l’évitaient, d’autres l’insultaient. Les enseignants le craignaient et l’avis
des parents était partagé entre l’idée de la souffrance de cet enfant, de la
souffrance de ses parents et leur peur pour leurs propres enfants. Mais en
absence d’incident, ils préféraient se taire.
Nous décidâmes, à l’occasion de
sixième anniversaire de notre enfant, d’organiser une petite fête pour lui et
ses camarades de classe. Personne ne vint. Notre fils n’avait aucun ami.
Le mal s’introduisit à l’école
sans que quiconque s’en aperçoive. Les railleries se firent de plus en plus
fréquentes et de moins en moins réprimandées. Je m’indignais devant le
comportement des enseignants mais rien ne changea. Les tensions se firent plus
vives tout à coup, quand notre fils, pour se défendre, leur montra les dents.
On nous demanda un peu plus tard de retirer notre fils de l’école… Deux enfants
avaient été grièvement mordus.
Je dus démissionner, le lundi
suivant, afin de m’occuper de l’enseignement de mon fils. Je suivis une
formation et décidai que moi seul m’occuperait de ses cours. Le temps s’écoula
alors paisiblement, rythmé uniquement par les repas de viandes crues de mon
fils et quelques heures de grammaire ou de mathématiques. Mais je fus très vite
dépassée par les évènements… Il commença à développer une hyperactivité qui
rendait impossible toute tentative d’enseignement. Il demandait également de
plus en plus de repas…
Un jour, alors qu’il en était à
son quatrième steak (toujours cru), la sonnerie du téléphone retentit dans
notre maison qui baignait dans un silence sépulcral.
Nous fûmes alors convoqués à
l’hôpital pour quelques examens de base. Nous espérions y trouver une réponse à
nos questions. Une lueur, même infime, d’espoir pour que notre fils puisse
retrouver une vie normale.
« Je pense que nous pouvons
considérer ces excroissances des canines comme des crocs, nous dit un énième
médecin. C’est véritablement… étrange.
- Je pense que je vous aurais mis mon poing dans la
gueule si vous m’aviez dit le contraire, dit mon mari excédé.
- Je vous propose de procéder à l’arrachage de ses dents,
ajouta le médecin.
- Quand pouvez-vous l’opérer ? demandai-je.
- Tout de suite. »
Il était vingt-trois heures et la
Lune avait déserté le ciel. Les infirmières et les médecins se préparèrent
minutieusement.
« Les racines sont très
profondes d’après les radios, dit un des chirurgiens. Ce ne sera pas une mince
affaire. »
Puis il se tourna vers une des
infirmières :
« Veillez à ce que l’on
procède à une prise de sang avant transfusion si besoin est et à un
pontage. »
Nous attendîmes dans un couloir
non loin du bloc opératoire. Mon mari piétinait nerveusement tandis que je me
rongeais les ongles jusqu’au sang. Tout était silencieux… jusqu’à ce que
d’ignobles cris semblables à des hurlements de bêtes se fassent entendre. Une
infirmière sortit aussitôt du bloc et courut vers nous.
« Nous sommes désolé,
dit-elle. »
Mon mari était sur le point de
lui sauter à la gorge. »Nous avons procédé à une anesthésie mais… »
Elle hésitait, ne sachant comment
se justifier.
« Mais… Il s’est réveillé.
Il semblerait que les médicaments n’aient aucun effet sur lui. Ou alors pas
suffisamment longtemps…
- Arrêtez alors !!!!!!!! hurla mon mari.
- Ce ne sera pas nécessaire, répondit l’infirmière. C’est
terminé. Ils lui ont enlevé ses… »
Elle cherchait le terme approprié
mais n’était pas sûre de le trouver un jour.
« Ses crocs… finit-elle par
dire. Vous souhaitez les
conserver ?
- Certainement pas me précipitai-je. »
Nous étions soulagés, mon mari et
moi, songeant que notre fils avait fini de souffrir…
Deux jours plus tard, je rappelai
l’hôpital :
« Ca a repoussé,
dis-je »
Les semaines, les mois et les
années s’écoulèrent au rythme des opérations, expériences et innovations sur la
mâchoire de notre fils. Les interventions ne se déroulant jamais sans
souffrances pour lui ou pour les médecins, régulièrement grièvement blessés.
Nombre d’entre eux avaient du se faire recoudre pendant une opération à cause
de morsures profondes. Quand notre fils n’était pas à l’hôpital, la vie suivait
son cours a peu près normalement. Les seules ombres au tableau étaient que
notre enfant était totalement incapable de se concentrer sur quoi que ce soit
plus de deux minutes et que son appétit devenait de plus en plus féroce. Ses
repas étaient de plus en plus fréquents et conséquents, nous demandant
toujours, à mon mari et à moi, de plus en plus d temps et d’énergie. Il ne
mangeait plus… Il dévorait.
« Venez vite ! »
nous dit une infirmière au téléphone.
Ne supportant plus les cris
d’agonie de notre fils, nous avions décidé de faire confiance aux médecins et de ne plus rester dans l’enceinte de
l’hôpital durant les opérations. Ce jour-là, notre fils « fêtait »
ses douze ans. Pour la deuxième année consécutive, il « fêtait » son
anniversaire en souffrances.
Quand nous arrivâmes dans le
couloir qui faisait face au bloc opératoire, tous les médecins étaient assis,
la tête entre les mains à nos places habituelles. Des cris de douleur et
d’agonie emplissaient l’air dans tout l’établissement. Je tombai à genoux et
commençai à sangloter. Le bruit de ma chute sur le sol froid éveilla un des
chirurgiens qui se dirigea vers nous. Mon mari était debout à côté de moi,
figé.
« Que… Que s’est-il
passé ? Suffoqua-t-il. »
- Nous avons procédé, une fois de plus, à l’arrachage de
ses… crocs, hésita le médecin. Nous avions remarqué qu’ils repoussaient de plus
en plus vite au fil des interventions…
- Cette fois, intervint un autre médecin qui venait de
nous rejoindre, ils ont repoussé instantanément.
- Il est devenu fou, reprit le premier. Il a arraché ses
liens, a tout cassé dans le bloc opératoire et a même blessé plusieurs
personnes… »
Les cris s’arrêtèrent
brusquement. Une infirmière accourut.
« Il vient de s’assommer,
dit-elle »
Nous entrâmes tous dans le bloc
opératoire. Nous le vîmes alors, étendu sur le sol, du sang dégoulinant de sa
bouche. Ne supportant pas la vue des médecins lui enfilant une camisole, je
m’effondrai. Tout fut blanc pendant de longues heures…
Je me réveillai dans un lit
juxtaposé à celui de mon fils. Il m’était caché par un fin rideau que j’écartai
nerveusement. Il était là, assis, calme et serein, jouant avec de menus objets.
Une infirmière vint me chercher et me conduisit dans le bureau d’un des
chirurgiens qui s’occupait de mon fils.
« Il y a du nouveau » me dit-il avec un sourire
tel que je vis l’intégralité de ses dents jaunes. Mon cœur se mit à battre de
plus en plus fort.
« Nous avons dé couvert un
nouveau virus dans le sang de votre fils… ajouta-t-il Ses globules rouges sont…
différents et certains détails nous poussent à croire que ce virus pourrait
être à l’origine de la maladie de votre fils. Malheureusement nous n’en savons
pas plus pour l’instant. Mais nos laborantins continuent à chercher… »
Les deux dernières années, nous
ne voyions presque plus notre fils. Les médecins avaient abandonné l’idée de
lui arracher ses crocs mais n’avaient de cesse de pratiquer de nouvelles
expériences, de nouvelles analyses… Je passais mon temps à pleurer toutes les
larmes de mon corps.
Nous apprenions parfois quelques
informations supplémentaires sur le virus qui avait détruit notre fils et ainsi
offert à la science un nouveau cobaye.
La veille de son quatorzième
anniversaire, mon mari alla chercher notre fils à l’hôpital. Nous refusions
l’idée qu’il puisse « fêter » un anniversaire de plus là-bas. Je vis
mon enfant pour la première fois depuis trois semaines. Son visage était livide
et ses yeux injectés de sang.
Sa nuit fut agitée… Mais pas plus
que d’habitude. Quelques cris… Un peu de
sang sur les draps… Rien d’inhabituel.
Le lendemain, notre fils avait
quatorze ans. Malgré tous les évènements passés, c’était un beau jeune homme
d’une carrure imposante et, si l’on oubliait la couleur du sang, on pouvait
parfois découvrir ses magnifiques iris bleus.
Je partis très tôt ce jour là.
J’avais décidé d’aller lui faire quelques courses, lui acheter quelques cadeaux
et un peu de viande. Je me souvins qu’il lui était arrivé de regarder des enfants jouer au base-ball
avec envie. Je lui achetai donc un gant, une batte et quelques balles. Son père
trouverait bien un moment pour jouer avec lui…
Je suis rentrée en début
d’après-midi…
Une odeur de mort planait dans la
maison. C’est alors que je vis du sang sur le sol… Du sang et des griffes. Je
pénétrai ensuite dans le salon et vis les murs recouverts par le liquide vital
qui avait quitté les veines de mon mari. Il gisait là, sur le sol… Son corps
était couvert de morsures et son cou avait été à moitié dévoré.
J’entendis des pas dans mon dos…
Toutes mes courses tombèrent de
mes bras… Sauf la batte de base-ball qui devait être le cadeau d’anniversaire de
mon fils. Je me suis alors retournée… Je vis mon enfant debout face à moi. Du
sang s’écoulait de ses yeux ainsi que de sa bouche. J’ai levé la batte… Il
était sur le point de me sauter dessus. Je vis ses deux crocs qui frémissaient
encore au goût du sang de mon mari. Et la batte s’abattit sur lui…
J’ai frappé… J’ai
frappé !!!!!!J’ai frappé !!!!!!!! J’ai tué mon propre
fils !!!!!!!!!!!! Je ne me suis arrêtée que lorsque les spasmes nerveux
qui accompagnent la mort disparurent.
Cela fait six jours maintenant
qu’ils sont morts… »
Nous avons découvert suite à
l’autopsie que le virus l’avait complètement dévoré, dit l’inspecteur. Il a
fini par remplacer le code génétique de toutes les cellules de son corps.
D’après le médecin légiste et les quelques chercheurs qui se sont penchés sur
le cas de votre fils, la durée d’incubation serait de quatorze ans. Pas un jour
de plus… Pas un de moins. »
Le policier se retourna vers son
collègue.
« Veuillez lui remettre ses
menottes et la reconduire dans sa cellule. »
Ce qui fut fait dans l’instant.
Alors qu’elle était sur le point de passer la porte, l’inspecteur l’interpella
une dernière fois :
« Il y a toujours une chose
que je ne m’explique pas… D’où viennent les morsures que nous avons retrouvées
sur le corps de votre fils ? »
La mère sourit…
« Une semaine après sa
naissance, j’ai essayé d’allaiter mon enfant… »
Puis, se retournant pour quitter
la pièce, elle ajouta :
« Ma mâchoire me fait un peu
mal depuis quelques temps… »